Monsieur Jacques CHIRAC
Président de la République Française
Elysées
75800 - PARIS
Vaucresson, le 24 avril 2005
Cher Monsieur le Président,
Les gestionnaires de la France devraient revoir leurs comptes et leurs bilans, ajouter dans la colonne des pertes, tous les talents gâchés, tout le savoir-faire inutilisé, l’expérience oubliée, balayée, les bonnes idées qui ne germent plus à force d’être ignorées, rejetées, les énergies gaspillées et le tout temps perdu. Qu’ils additionnent ! Comptabilisent ! Totalisent ! Analysent ! Qu’ils triturent leurs chiffres avec leurs programmes de simulation très élaborés, ils n’auront qu’un tout petit aperçu des immenses pertes causées à ce pays, de l’énorme déficit, du « trou » économique qui va continuer de se creuser dont ils ne cesseront de jauger la profondeur sans jamais pouvoir la mesurer.
Ne savent-ils pas qu’une économie ne peut être saine si elle se fonde sur la consommation et non sur une production de qualité. De qualité, car seule, la qualité a des vertus économiques ; elle seule dure, ne se démode pas, prend de la valeur avec le temps, est éducative, et engendre talent, vocations, culture, et à nouveau, qualité.
Un pays qui ne fait pas le choix de la qualité mais celui de la rentabilité immédiate, devient forcément vulgaire : il racole au ras des pâquerettes, exhibe son narcissisme et son obscénité, et finit toujours par s’asphyxier.
Un pays dont les medias s’intéressent plus aux actrices de films pornographiques qu’aux chercheurs, aux scientifiques, aux prix Nobel, se suicide par le mépris. Le mépris de soi d’abord et celui des autres ! Dans ces conditions, quel dialogue social est possible ? Le mépris mène au mutisme, à la paralysie et à la mort.
Faire le choix de la qualité française signifie fonder son économie sur les qualités des Français en les responsabilisant, en les laissant s’exprimer, en stimulant leur esprit d’invention, d’entreprise et, de compétition en ayant de justes critères de sélection : le talent, les bonnes idées, et non la couleur politique ou l’appartenance à une communauté.
Il faut d’abord cesser de considérer tous les Français comme les moins bons. Egalité en droits ne signifie qu’ils doivent tous être regardés comme s’ils étaient mauvais citoyens, n’avaient ni l’envie de travailler, ni le goût du travail bien fait, étaient fraudeurs, voleurs, et hors la loi dans la vie et sur la route.
Il faut des lois justes et intelligentes, et former le discernement de ceux qui sont chargés de les faire respecter : deux infractions identiques n’ont pas forcément la même gravité et ne méritent donc pas la même sanction. Le discernement c’est d’avoir toujours à l’esprit que la stimulation de l’esprit de compétition donne toujours de meilleurs résultats que la répression.
Il faut, dès l’école, encourager cet esprit de compétition qui s’exprime dans la nature végétale, animale et humaine, dès la conception. Il est naturel chez l’homme et moteur. Il est vital. Les jeux des enfants le montrent : courir le plus vite, monter le plus haut, sauter le plus loin, être le plus fort ! L’engouement du public pour les compétitions athlétiques et le sport le prouve. Supprimer les notes et les classements par exemple, c’est appliquer à tous les enfants un système démotivant qui se réfère aux moins performants et que l’on perpétue après dans la vie quotidienne des Français. Cela a-t-il vraiment aidé les enfants en difficulté ? Cela n’a-t-il pas freiné la croissance des autres et par conséquent baissé leur niveau ?
Cette démagogie coûte cher aujourd’hui. Car l’esprit de compétition est une énergie vitale qu’aucune loi, aucun règlement ne peut contenir. Il s’exprime quoiqu’il arrive. L’école est faite pour apprendre à le canaliser, à l’orienter en lui proposant des cibles : être le meilleur, le plus performant, le plus poli, le plus rapide, le premier, le plus serviable, le plus civil, etc... Sans ces cibles, il pousse l’enfant à être « celui qui n’a pas peur du prof », ose le braver, l’insulter, a le courage désobéir, de ne rien faire, et de s’en foutre !
Abraham Lincoln ne disait-il pas dans une déclaration au Congrès en 1860 : « Vous ne pouvez pas donner la force au faible en affaiblissant le fort. [...] Vous ne pouvez pas forcer le caractère et le courage en décourageant l’initiative et l’indépendance » ?
Les dernières Rencontres Internationales de Télévision de Reims m’ont permis de comparer notre production à celles des autres pays. Nous avons encore d’excellents réalisateurs qui font de très beaux téléfilms, mais ils se raréfient, s’épuisent à devoir se battre pour travailler alors qu’on ne devrait pas cesser de faire appel à leur talent. Notre production s’appauvrit de plus en plus en quantité, donc en qualité. Les films de moins en moins intéressants, camouflent leur stupidité derrière des prouesses techniques qui n’ont rien à voir avec de véritables Inventions(1). Pourquoi ? Parce notre système de production fonctionne comme tous nos systèmes, policier, judiciaire, scolaire, etc.... Il se méfie des fortes personnalités ; avoir du caractère c’est avoir un sale caractère ! Avoir des idées originales c’est être contestataire. Notre système de production ignore les créateurs, les artistes car il n’en a pas besoin. En effet, il ne fabrique pas des films, mais des « produits ».
La création télévisuelle dépend presque exclusivement du Service Public et de quelques diffuseurs privés, autant dire de quelques personnes. Cette situation est néfaste à la création. D’une part, moins il y a de têtes qui pensent moins il y a d’idées. D’autre part, c’est une censure ! Censure d’autant plus efficace et dangereuse qu’elle s’applique au cinéma, lui aussi à la botte des diffuseurs ; d’ailleurs beaucoup de réalisateurs de films de cinéma sont devenus des réalisateurs « télé », et les « stars has been » du cinéma qui méprisaient le petit écran, le squattent aujourd’hui. Quant aux producteurs, les vrais, ceux qui produisent leurs films, ils disparaissent ou deviennent des producteurs exécutifs aux ordres des chaînes de télévision.
Ces chaînes, elles mêmes sous la domination de leurs clients d’espaces publicitaires, n’ont qu’une ambition, gagner la guerre de l’audimat. Tant mieux direz-vous, l’on retrouve enfin l’esprit de compétition ! Ne confondons pas compétition et concurrence. La compétition tire vers le haut, vers la qualité, la concurrence, vers le bas, vers la vulgarité.
Pour gagner cette guerre, les chaînes ratissent le maximum de téléspectateurs avec des programmes formatés qui ne racontent rien pour obtenir le plus large consensus. Elles imaginent que le téléspectateur de référence est le travailleur fatigué, « vidé » dont le cerveau serait « disponible » pour être vendu à Coca-Cola.
Pour fabriquer ces programmes, l’on formate les scénaristes, les acteurs, et les réalisateurs. On les rend serviles. La méthode est simple : le fric ou la dèche ! Ce qui explique les cachets exorbitants et obscènes de prétendues vedettes, toujours les mêmes, non parce qu’elles ont du talent, mais parce qu’elles sont serviles, sans saveur, sans relief, et ont par conséquent le profil parfait pour incarner des personnages transparents dans des histoires inexistantes ou idiotes qui ne comblent pas ce fameux vide dans les cerveaux, indispensable à Coca-Cola (2).
Dans ces conditions peut-il y avoir une véritable création ? Pourquoi s’étonner que nos créateurs, nos artistes, les vrais, les courageux, soient en voie de disparition ? Mais d’ailleurs qui s’en étonne ?
J’ai honte ! Depuis quelques années, l’un de nos meilleurs cinéastes, Monsieur Yves BOISSET, dont les films sont appréciés dans le monde entier, connaît systématiquement de longues périodes de chômage chaque fois qu’il termine un film. Or tous ont remporté des prix, les éloges de la presse et de bons audimats. Monsieur BOISSET ne tourne pas depuis deux ans ! Depuis Jean Moulin. Ses projets, tous intéressants, - comment pourrait-il en être autrement si l’on regarde sa filmographie ? - sont refusés alors que la plupart de ses films ne cessent de repasser sur les chaînes de télévision, que L’Affaire Seznec, L’Affaire Dreyfus, Le Pantalon et Jean Moulin sont souvent rediffusés, preuve qu’ils intéressent les Français et qu’ils ont une pérennité économique.
Monsieur Gilles KATZ, n’a pas tourné depuis 10 ans. Depuis L’Alerte rouge un téléfilm en deux épisodes racontant la vie d’une brigade de pompiers courageux. Pourquoi ? Ce téléfilm, plusieurs fois rediffusé, n’a eu que de très bonnes audiences ? Serait-ce parce que Monsieur Gilles KATZ, syndiqué à la CGT, spécialiste de la législation des métiers du cinéma et de la télévision, dialogue presque quotidiennement avec les responsables du Service Public pour défendre l’ensemble de la profession ?
Je pourrais citer encore bien des noms d’acteurs et de réalisateurs, de techniciens même, laissés sur la touche parce qu’ils ne peuvent pas se résoudre à faire n’importe quoi. Certains d’entre eux en deviennent malades ou nous quittent comme récemment Philippe VOLTER. Ceux qui ne « s’en foutent pas », qui ont à cœur de rester dignes, de faire quelque chose de beau de leur vie et de laisser une œuvre si modeste soit-elle, sont les plus sensibles et les plus fragiles.
En France, le travail bien fait et le talent sont rarement récompensés ! Ou alors, avec des médailles ! J’ai refusé il y a quelques années celle des Arts et des Lettres, car j’estimais ne pas avoir assez travaillé pour la mériter. J’étais en effet dans une longue période de 3 ans de chômage. Elle avait commencé après la diffusion sur France 2, d’un téléfilm, Jeanne et le loup, qui avait fait un meilleur score que le « prime time » de TF1, le plein de critiques excellentes, et m’avait valu les félicitations du patron de la chaîne.
Vous pouvez m’argumenter que la création artistique est subjective, mais ce qui l’est moins, c’est que le Service Public soit obligé de faire appel à des ingénieurs étrangers parce qu’il se préoccupe si peu de la formation permanente de ses techniciens que leur évolution professionnelle ne suit pas l’évolution technique de diffusion (Télévision Numérique Terrestre, Haute Définition).
Ce qui l’est moins également, c’est qu’on puisse envisager en haut lieu, d’ouvrir aux producteurs américains, le fond de soutien du CNC créé pour aider le cinéma français.
Quant à moi, bien que mon travail m’ait valu les félicitations de Monsieur TESSIER, Président de France Télévision, Monsieur PFLIMLIN, Président de France 3 et Monsieur CLEMENT, Président de Arte, après avoir remporté le FIPA d’or 2005 du meilleur acteur, avoir été invité par Monsieur DONNEDIEU de VABRES, notre Ministre de la Culture, avoir reçu le prix 2005 du meilleur acteur aux Rencontres Internationales de Télévision de Reims, je me suis vu obligé de refuser il y a 3 semaines, après un an et demi de chômage, à bout de ressources, un téléfilm écrit pour moi pendant un an, tant le scénario, pourtant accepté par France 3, était pauvre et sans intérêt, alors que beaucoup d’auteurs ont leurs tiroirs pleins de bons scripts qu’ils ne parviennent pas à faire lire et tourner (3).
Pendant ce temps, depuis 5 ans, au lieu de faire mon métier, d’écrire des scenarii, de faire des films, d’être productif et de rapporter de l’argent à mon pays, je dois me battre contre les administrations fiscale, judiciaire, policière, et la Sécurité Sociale (CNAMTS) qui ne respectent pas mes droits et la loi (4).
Comment pouvez-vous demander au Français de dire OUI au texte de la constitution européenne, si la plupart d’entre eux ont comme moi de sérieuses raisons d’être mécontents? Ils ne veulent pas d’une Europe qui ressemble à la France actuelle, abusée, appauvrie, démembrée, désarticulée, divisée, désunie, de moins en moins démocratique, malade parce qu’on privilégie la répression à l’expression, les finances au travail, le fric à la vie.
Vous accusez les Français d’avoir le culte du pessimisme, parce que tout là haut, au sommet de votre fonction et de votre pouvoir, vous ne les entendez pas, vous ne voulez pas les entendre, ni même les écouter vous dire pourquoi ils sont pessimistes.
Ils sont obligés de dire NON à ce texte pour protéger l’Europe et les Européens. Ils le refusent aussi parce qu’il n’est ni clair, ni précis. La preuve nous en est donnée dans tous les débats retransmis à la télévision pour faire remonter le OUI : personne n’est d’accord sur la signification et le sens de ses articles, compris ou interprétés différemment voire de manière totalement opposée, selon les tendances politiques.
Les Français disent OUI à une Europe, belle, solide, organisée, unie et sociale, NON à une Europe bâclée, construite à la va vite.
Je vous prie, Cher Monsieur le Président, de croire à l’expression de mes sentiments très respectueux.
Bernard-Pierre DONNADIEU
1 A une exception près, les responsables de la fiction française n’étaient pas présents à ces rencontres.
2 Rares sont les productions ambitieuses comme L’Odyssée de l’Espèce et Homo Sapiens de mon ami Jacques MALATERRE. L’universalité du sujet de ces documentaires fictions a permis de trouver des financements étrangers.
3 France 3 par contre ne s’est pas intéressé à un projet de Monsieur Yves BOISSET : un téléfilm intitulé L’Homme qui brisa les chaînes, dans lequel j’aurais incarné Philippe Pinel, père fondateur de la psychiatrie à l’époque de la révolution française. France 2 a également refusé.
4 Je joins à ces lettres, un extrait du dossier médical de Mme RYKE. M. KOUCHNER, Mme GUIGOU, les services de M. DOUSTE BLAZY, ont fait la sourde oreille. Seule, Madame CHIRAC a répondu à ma lettre pour m’engager à prendre contact avec le Pr. PUJOL (Ligue Nationale contre le Cancer) qui n’a rien fait. En ne remboursant pas ce qu’elle lui doit, la Sécurité Sociale (CNAMTS) laisse une jeune femme, gravement malade du cancer, sans ressources pour survivre à sa maladie (390 € par mois). Moi j’appelle çà un crime !