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 Les formes contemporaines de la pauvreté et de l’exclusion .

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FleurOccitane
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MessageSujet: Les formes contemporaines de la pauvreté et de l’exclusion .   Les formes contemporaines de la pauvreté et de l’exclusion . EmptyJeu 18 Mai à 17:12

Citation :

Serge Paugam
Les formes contemporaines de la pauvreté et de l’exclusion en Europe

Résumé

Les notions de pauvreté et d’exclusion sont au cœur du débat social dans les sociétés démocratiques modernes régulées par l’État-providence. En Europe, au cours des dernières années, la notion d’exclusion est même devenue familière tant il en est question dans les commentaires de l’actualité, dans les actions menées en direction des populations jugées défavorisées et dans les programmes politiques des États membres de l’Union européenne et de la Commission. Cet article montre tout d’abord que l’exclusion comme la pauvreté sont des notions qui ne se sont pas constituées dans le champ de l’action publique indépendamment des recherches en sciences sociales. Il suggère aussi de marquer une rupture avec l’usage que l’on en fait dans le débat social sans pour autant les rejeter. Les représentations qui les accompagnent et la réalité qu’elles désignent de façon parfois confuse font partie de l’objet sociologique à étudier. Pour cela, il faut commencer par les déconstruire, puis procéder à la reconstruction d’un objet qui, tout en étant proche, s’en distingue pourtant. L’auteur élabore trois types idéaux de la relation d’interdépendance entre la population désignée comme « pauvre » ou « exclue » et le reste de la société, qu’il nomme respectivement pauvreté intégrée, pauvreté marginale et pauvreté disqualifiante.

Texte intégral

Les travaux sociologiques sur la pauvreté ou l’exclusion sociale sont nombreux et variés. Il devient même difficile d’en faire une synthèse tant les références abondent. La tâche est encore plus rude lorsque l’on adopte une perspective de comparaison entre différentes nations ou cultures. Il est donc hors de question de prétendre ici dresser un bilan exhaustif des recherches réalisées ou en cours ces dernières années. En revanche, il peut paraître plus réaliste d’essayer de comprendre le lien complexe qui s’établit entre ces recherches et le débat social et politique.

La notion d’exclusion, par exemple, prête souvent à confusion puisque son usage est multiple. Dans les recherches européennes, une définition minimale – qui n’interdit nullement l’élaboration de concepts plus précis – a été trouvée au début des années quatre-vingt-dix, à la suite de travaux sur la pauvreté. Il s’agissait non plus d’étudier ce phénomène de façon statique à partir d’un seuil de revenus, mais de l’analyser comme un processus multidimensionnel de cumul de handicaps pouvant conduire entre autres à la rupture des liens sociaux. Une attention particulière était ainsi accordée aux trajectoires individuelles et collectives à partir de données longitudinales, mais aussi à la transformation des identités due notamment aux difficultés d’insertion sur le marché de l’emploi. La traduction politique des résultats de ces recherches revenait à concevoir l’action en direction des populations défavorisées de façon préventive, en amont des situations extrêmes.

Plus généralement, et contrairement à ce qu’affirme Michel Messu [1997], la notion d’exclusion ne s’est pas constituée dans le champ de l’action politique indépendamment des recherches effectuées en sciences sociales1. Que ce soit au milieu des années soixante où elle fit son apparition2, dans les années soixante-dix où elle connut une forte diffusion3 ou dans la dernière décennie du xxe siècle où elle est devenue une catégorie hégémonique de la pensée sociale, la notion d’exclusion a toujours été utilisée à la fois comme catégorie de réflexion et d’action publique et comme objet de recherche. À chacune de ces phases, au moins implicitement, des travaux ont été menés en référence à cette notion, soit pour attirer l’attention sur une réalité qui restait méconnue4, soit pour en étudier de manière plus approfondie les mécanismes, éventuellement à l’aide de concepts plus élaborés5.

La notion d’exclusion est désormais familière, presque banale, tant il en est question dans les commentaires de l’actualité, dans les programmes politiques et dans les actions sur le terrain. Elle reste cependant relativement floue. Le nombre des personnes ou des institutions susceptibles de s’y référer pour penser le monde ou donner un sens à leurs actions est si grand qu’il est devenu difficile, sinon impossible, de s’entendre sur une définition acceptable par tous. Il s’agit avant tout d’un paradigme sociétal, c’est-à-dire d’un ensemble de représentations de l’ordre social suffisamment concordantes et stabilisées dans la durée pour que s’organise à l’échelon de la société tout entière une réflexion sur ses fondements et ses modes de régulation. Cela n’implique pas qu’il y ait consensus sur tout. Des groupes ou des institutions continuent à défendre des intérêts et des projets qui peuvent être divergents, mais la référence à l’exclusion comme menace pour la collectivité est plus ou moins acceptée par tout le monde. Le succès de cette notion est en grande partie lié à la prise de conscience collective d’une menace qui pèse sur des franges de plus en plus nombreuses et mal protégées de la population6. Le mouvement des chômeurs qui s’est constitué à la fin de l’année 1997, en bénéficiant d’un large appui populaire, au moins implicite, a rendu plus visible encore la force de pression que peut représenter la population écartée durablement du marché de l’emploi – qui se désigne elle-même comme exclue – et a renforcé en même temps la dimension politique de la question de l’exclusion.

Si l’exclusion est devenue un paradigme sociétal, les chercheurs en sont aussi, indirectement, responsables. Soulignons tout d’abord qu’ils ont contribué à une meilleure connaissance des populations en situation de pauvreté. Qu’ils soient économistes, sociologues ou juristes, ils furent nombreux en France à être étroitement associés à l’évaluation du revenu minimum d’insertion, dont le principe était d’ailleurs clairement énoncé dans la loi elle-même comme une condition de son renouvellement à l’issue de trois années d’expérience7. Sans doute faut-il voir dans cette collaboration une des raisons de l’intérêt croissant des organismes de recherche pour l’évaluation des politiques d’insertion et l’étude des trajectoires des populations. La sensibilité actuelle à l’égard de l’analyse longitudinale s’explique en partie par l’ambition réciproque des pouvoirs publics et des chercheurs de mieux comprendre l’évolution des situations défavorisées dans le temps et l’effet des actions engagées. Les résultats de ces recherches contribuèrent à modifier progressivement la représentation traditionnelle de la pauvreté. La connaissance des allocataires du RMI, par exemple, révéla l’hétérogénéité de leurs situations ainsi que leur caractère instable et évolutif, ce qui rendait possible une analyse des processus pouvant conduire de la précarité à l’exclusion, au sens d’un cumul de handicaps et d’une rupture progressive des liens sociaux. Les analyses quantitatives des trajectoires antérieures et postérieures à l’entrée dans le dispositif du RMI permirent, entre autres, de vérifier à l’échelon national des travaux plus qualitatifs sur les différentes phases du processus de disqualification sociale.

La difficulté pour les chercheurs qui travaillent sur ce qu’on appelle couramment la pauvreté et l’exclusion est alors de construire un objet d’étude à la fois distinct des modes de pensée qui nourrissent spontanément le débat social – il ne peut y avoir de science sans distanciation et élaboration conceptuelle – et susceptible de le nourrir. Il est clair que les sociologues privilégient souvent l’étude de ce qui leur apparaît ou est perçu à un moment donné comme un dysfonctionnement ou une anomalie du système social. Leur tâche est de fonder en partie leur réflexion sur le débat social. Ils ne peuvent pas totalement s’en exclure, mais la science qu’ils prétendent construire ne peut se satisfaire de la critique sociale ou, au contraire, de la justification idéologique des normes établies.

Les chercheurs qui ont participé à l’ouvrage collectif L’exclusion. L’état des savoirs, n’ont pas cherché à définir « l’exclusion » ou « les exclus » de façon substantialiste, comme l’aurait souhaité M. Messu. Ils ont tenté d’interroger ces deux notions en les confrontant aux concepts sociologiques élaborés pour analyser les phénomènes qui en sont proches ou qui semblent contenus dans l’usage social ou politique qui en est fait8. L’objectif de cet ouvrage était avant tout de rendre compte de toutes ces recherches, non pas pour définir une fois pour toutes la notion d’exclusion, mais pour l’enrichir en la dépassant. Il s’agissait en définitive de considérer l’exclusion, tout comme l’identité [Lévi-Strauss ed. 1983] ou l’intégration [Schnapper 1991], comme un « concept-horizon », c’est-à-dire à la fois comme une question fondamentale du fonctionnement de toute société et une limite intrinsèque à l’objet lui-même, qu’il faut repousser le plus loin possible en se donnant d’autres instruments d’analyse.

Les propos de M. Messu révèlent soit une incompréhension, soit une mauvaise foi à l’égard de la démarche de cet ouvrage. Parce que l’exclusion est une notion parfois équivoque, la réalité à laquelle elle renvoie serait, selon lui, contestable. Il s’agirait en quelque sorte d’une hallucination collective dont les chercheurs misérabilistes seraient victimes. Pour pouvoir en parler, il faudrait, d’après lui, avoir défini au préalable toutes les caractéristiques objectives du phénomène en question, un peu comme les statisticiens cherchent à mesurer la pauvreté. Procéder ainsi, c’est se tromper sur l’objet. Sans remettre en question bien entendu la nécessité de définitions et de concepts, ne faut-il pas admettre comme postulat que toute société définit de façon particulière ses « pauvres » et ses « exclus » et que l’objet sociologique de la pauvreté et de l’exclusion est d’analyser de façon comparative les formes sociales et les expériences vécues de ces phénomènes. Construire l’objet autour d’une définition substantialiste conduirait à une impasse épistémologique puisqu’elle occulterait la question fondamentale de l’élaboration sociale de ces notions qui appartiennent au sens commun, et à nier par avance la diversité des processus qui les caractérisent.

Après avoir justifié la nécessité d’une rupture avec la notion d’exclusion et précisé les conditions de celle-ci, on essaiera, pour répondre aux objections de M. Messu, de formuler les éléments d’une réflexion proprement sociologique sur les évolutions et les formes contemporaines du rapport social à la pauvreté et à l’exclusion, essentiellement à partir de l’exemple des pays européens 9.

[...]


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FleurOccitane
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MessageSujet: Re: Les formes contemporaines de la pauvreté et de l’exclusion .   Les formes contemporaines de la pauvreté et de l’exclusion . EmptyJeu 18 Mai à 17:13

(suite)

Citation :

Pour une sociologie comparée des formes de pauvreté et d’exclusion

Une des tâches de la recherche en sciences sociales est de souligner les incohérences du débat social. Cela ne me semble pourtant pas suffisant. Sans déconstruction des notions issues du débat social et reconstruction d’un objet d’étude qui les englobe et les dépasse, les chercheurs risquent, en effet, de se contenter d’un rôle d’expert ou d’évaluateur des problèmes sociaux et de se satisfaire d’une critique ou d’une justification des politiques publiques menées ou en projet. Leur ambition ne saurait s’y réduire.

Sur des questions aussi sensibles socialement ou politiquement que l’exclusion ou la pauvreté, les chercheurs doivent tout d’abord reconnaître qu’il ne peut exister de définition absolue. Ce sont des notions relatives, variables selon les époques et les lieux. Il est déraisonnable de prétendre trouver une définition scientifique, objective et distincte du débat social sans tomber dans le piège de la catégorisation de populations dont on sait pertinemment par ailleurs que les frontières qui les distinguent des autres groupes sociaux ne sont jamais claires et valables une fois pour toutes. Vouloir définir le pauvre ou l’exclu en fonction de critères précis, jugés scientifiques, conduit, en réalité, à réifier des catégories sociales nouvelles ou similaires à celles qui ont été construites socialement et à laisser entendre qu’il peut exister une science de la pauvreté ou de l’exclusion indépendante du contexte culturel de chaque société.

En raison d’une part, de la pluralité actuelle des usages sociaux et institutionnels de ces notions et, d’autre part, des idées reçues qu’elles véhiculent presque inévitablement, il me paraît heuristiquement fécond de marquer une rupture avec elles. L’exclusion, tout comme l’underclass aux États-Unis ou la marginalidad en Amérique latine [Fassin 1996], doit donc être considérée comme une prénotion, au sens de Durkheim, même si des connaissances ont pu être accumulées en référence à elle lorsqu’elle ne jouissait pas encore de son statut actuel. Il est prudent, en effet, de distinguer l’usage scientifique de l’usage social, d’autant que le second peut se révéler un réel obstacle à la clarté du premier ainsi qu’à l’élaboration théorique elle-même.

Cette rupture sera d’autant plus féconde qu’elle sera maîtrisée. Pour cela, deux conditions sont nécessaires. Premièrement, marquer une rupture avec l’usage que l’on fait des termes de pauvreté ou d’exclusion dans le débat social ne signifie pas qu’il faut les oublier ou faire comme s’ils n’existaient pas. Comme le rappelle François Isambert, il est impossible de se soustraire entièrement aux prénotions, car, « au départ, les choses sociales ne nous sont pas données dans la perception, mais indiquées par la langue commune en tant que notions vulgaires ». « Leur identité première, sans doute révisable, mais nullement négligeable, est dans cette désignation. » [1982] Par conséquent, vouloir rejeter systématiquement la référence à la pauvreté ou à l’exclusion en raison de leur caractère vague n’a pas de sens, en particulier lorsqu’on a expliqué pourquoi il en est ainsi et que l’on s’est efforcé d’élaborer des concepts plus précis. Le rôle des chercheurs est d’éclairer ces notions en les dépassant. À ce titre, il faut commencer par les déconstruire, puis procéder à la reconstruction d’un objet qui, tout en en étant proche, s’en distingue pourtant10. Le savoir en sciences sociales est à ce prix.

Deuxièmement, cela ne signifie pas non plus que le chercheur doit renoncer absolument à utiliser des outils empiriques, des indicateurs statistiques par exemple, pour mesurer l’ampleur de ces phénomènes indiqués par la langue commune. La comparaison d’un seuil de pauvreté, même si celui-ci reste arbitraire, a le mérite de mettre l’accent sur les différences de niveau de vie qui peuvent exister entre les groupes sociaux et entre les régions ou les pays. Dans le même esprit, on peut tenter de comparer des indicateurs non monétaires, comme les liens sociaux (solidarités familiales, participation à la vie associative, réseau d’aide privée, etc.), et les croiser avec des indicateurs économiques pour étudier les cumuls de handicaps et, par là même, les populations les plus désavantagées [Paugam 1996 ; Paugam, Prélis et Zoyem 1994]. Cette approche sera d’autant plus productive que le chercheur saura faire la critique des instruments qu’il emploie. Tout en y ayant recours, il pourra rappeler que le sens des indicateurs comparés est variable selon le contexte culturel de chacune des sociétés. Il pourra alors s’efforcer de les rapporter aux représentations collectives, à l’histoire des institutions et des modes d’intervention dans le domaine de la lutte contre la pauvreté ou l’exclusion, lesquels dépendent aussi, au moins partiellement, des réalités du développement économique et du marché du travail.

Georg Simmel soulignait déjà au début du siècle le caractère ambigu de la notion de pauvreté comme catégorie sociologique. Cela ne l’a pas empêché d’étudier la pauvreté sous l’angle de la relation d’assistance et donc du lien social. Il n’a pas évacué la question sociale de la pauvreté, ni celle de l’exclusion à laquelle il se référait aussi. Il est au contraire parti de ces notions pour concevoir une sociologie de la pauvreté. Pour lui, « le fait que quelqu’un soit pauvre ne signifie pas encore qu’il appartienne à la catégorie des “pauvres”. Il peut, disait-il, être un pauvre commerçant, un pauvre artiste, ou un pauvre employé, mais il reste situé dans une catégorie définie par une activité spécifique ou une position ». Et il concluait ainsi : « C’est à partir du moment où ils sont assistés, peut-être même lorsque leur situation pourrait normalement donner droit à l’assistance, même si elle n’a pas encore été octroyée, qu’ils deviennent partie d’un groupe caractérisé par la pauvreté. Ce groupe ne reste pas unifié par l’interaction entre ses membres, mais par l’attitude collective que la société comme totalité adopte à son égard11. » [1998] Cette approche que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de « constructiviste » est essentielle pour appréhender la question de la pauvreté ou de l’exclusion. Elle a plusieurs implications théoriques. La première est que ce qui est sociologiquement pertinent ce ne sont pas la pauvreté ou l’exclusion en tant que telles, mais les formes sociales institutionnelles qu’elles revêtent dans une société donnée, à un moment donné de son histoire. La deuxième est que ces formes ne sont pas définitives ; elles sont le produit d’un processus social. La troisième est que le statut des pauvres et des exclus dépend à la fois du sens que prennent, dans chaque société, des critères comme le niveau de vie ou le degré de participation à la vie économique et sociale, et du rapport que les populations désignées comme « pauvres » ou « exclues » entretiennent avec ceux qui les désignent ainsi.

La réflexion sociologique doit contribuer à la compréhension du rapport social à la pauvreté et à l’exclusion. Pour y parvenir, je propose d’étudier ce que j’appelle les « formes élémentaires de la pauvreté » qui correspondent à différents types de relation d’interdépendance entre une population désignée comme pauvre ou exclue en fonction de sa dépendance à l’égard des services sociaux, et le reste de la société. Cette définition s’écarte bien entendu d’une approche substantialiste des pauvres ou des exclus. Elle suggère de penser la pauvreté en fonction de sa place dans la structure sociale et les institutions d’assistance envers les pauvres et les exclus comme un instrument de régulation de la société dans son ensemble – c’est-à-dire considérée comme un tout. Une forme élémentaire de la pauvreté caractérise en cela le rapport de la société vis-à-vis de la frange de la population qu’elle considère devoir relever de l’assistance et, réciproquement, le rapport de cette frange ainsi désignée vis-à-vis du reste de la société. Ainsi la condition de ceux que l’on appelle les pauvres ou les exclus et leurs expériences vécues seront analysées en fonction de cette relation d’interdépendance. Or, celle-ci varie dans l’histoire et selon les contextes socioculturels.

Pour définir cette relation d’interdépendance à partir de laquelle se constitue historiquement une forme élémentaire de la pauvreté, je propose de prendre en compte deux dimensions. La première est d’ordre macrosociologique : elle renvoie aux représentations collectives et sociétales de ce phénomène et à l’élaboration sociale des catégories considérées comme « pauvres » ou « exclues ». Elle peut être appréhendée, au moins partiellement, sur la base de l’analyse des formes institutionnelles des interventions sociales auprès de ces populations puisqu’elles traduisent la perception sociale de la pauvreté et de l’exclusion, l’importance que les sociétés accordent à ces questions et la manière dont elles entendent les traiter.

La seconde dimension est d’ordre microsociologique : elle concerne à la fois le sens que donnent les populations ainsi définies à leurs expériences vécues, les comportements qu’elles adoptent à l’égard de ceux qui les désignent comme telles et les modes d’adaptation aux différentes situations auxquelles elles sont confrontées. Si la population des pauvres ou des exclus n’est pas définie et prise en charge de façon identique dans toutes les sociétés européennes, elle n’est pas non plus a fortiori homogène d’un pays à l’autre dans ses expériences et ses comportements. À niveau de vie équivalent, être assisté à l’âge d’activité n’a pas, pour un individu, le même sens et ne se traduit pas par les mêmes attitudes, selon qu’il réside dans un pays où le chômage est limité et la pression communautaire sur les comportements déviants forte, ou qu’il vit dans une société où le chômage est structurel et l’économie parallèle développée. Dans le premier cas, l’individu est minoritaire et risque d’être fortement stigmatisé en éprouvant le sentiment de ne pas être à la hauteur des attentes de son entourage ; dans le second, il est moins marginalisé et a plus de chances de parvenir à retourner le sens de son statut social grâce aux ressources matérielles et symboliques que peut lui procurer facilement l’économie souterraine.

On peut considérer que l’élaboration sociale de la pauvreté dans chaque pays contribue à définir globalement le statut social des populations dites pauvres puisque les modes de désignation qui les constituent et les formes d’intervention sociale dont elles font l’objet traduisent les attentes collectives à leur encontre. De même, les expériences vécues et les modes d’adaptation de ces populations à leur environnement social peuvent avoir un effet sur les attitudes que les différentes sociétés dans lesquelles elles vivent, et en particulier les institutions d’action sociale qui les prennent en charge, adoptent par rapport à elles. Ainsi, dans un pays donné, on pourra estimer, sur le fondement d’observations diverses, que les pauvres sont rendus passifs par l’assistance qu’ils reçoivent, et prévoir en conséquence une réduction du montant de leurs allocations. Dans un autre, on conviendra qu’il est inutile de les aider davantage en raison du maintien des solidarités de proximité. Plus généralement, le groupe des personnes reconnues comme pauvres ou exclues dans une société sera plus ou moins homogène et plus ou moins stigmatisé selon la combinaison, nationale ou régionale, de plusieurs variables économiques, politiques et sociales.

[...]


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(suite)

Citation :

Trois types idéaux

Pour analyser de façon plus approfondie la diversité macro- et microsociologique de cette relation d’interdépendance dans les sociétés européennes, j’ai élaboré trois types idéaux : la « pauvreté intégrée », la « pauvreté marginale » et la « pauvreté disqualifiante »12. Les termes utilisés combinent la question de la pauvreté et celle du lien social. Ils ne se réfèrent pas à des types de populations, mais à des formes relativement stabilisées, construites socialement mais en même temps évolutives, de la relation d’interdépendance entre les pauvres et le reste de la société. Bien entendu, ils ne caractérisent pas non plus totalement des sociétés concrètes à un moment de leur histoire, même si l’effort de recherche consiste, selon la méthodologie de Max Weber, à comparer ces dernières aux types idéaux.

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1. La pauvreté intégrée renvoie davantage à la question sociale de la pauvreté au sens traditionnel qu’à celle de l’exclusion sociale. Ceux que l’on appelle les pauvres sont, dans ce type de rapport social, nombreux et peu distincts des autres couches de la population. Leur situation est si courante que l’on parle moins du problème d’un groupe social spécifique que de celui d’une région ou d’une localité donnée qui a toujours été pauvre. Le débat social est structuré autour de la question du développement économique, social et culturel, au sens général, et concerne donc surtout les inégalités sociales liées au territoire. La pauvreté de la population est rattachée, dans les représentations collectives, à la pauvreté de la région et de l’ensemble du système social. Puisque les pauvres ne forment pas une underclass, au sens anglo-saxon, mais un groupe social étendu, ils ne sont pas non plus fortement stigmatisés. Leur niveau de vie est bas, mais ils restent largement insérés dans des réseaux sociaux organisés autour de la famille et du quartier ou du village. Par ailleurs, même s’ils peuvent être touchés par le chômage, celui-ci ne saurait leur conférer un statut dévalorisé. Il est, en effet, le plus fréquemment compensé par les ressources tirées de l’économie parallèle. Ces activités jouent un rôle intégrateur pour tous ceux qui s’y adonnent.

Ce type de relation d’interdépendance entre les pauvres et le reste de la société correspond davantage aux sociétés traditionnelles dites sous-développées ou sous-industrialisées qu’aux sociétés modernes. Il est souvent lié au retard économique qui caractérise les pays préindustriels par rapport à ceux qui ont tout à la fois un appareil productif élaboré et diversifié et des moyens de garantir au plus grand nombre bien-être et protection sociale contre les risques majeurs. On verra toutefois qu’il peut s’appliquer encore à certaines régions d’Europe, y compris celles où des programmes de développement économique ont été adoptés et où il existe des systèmes de protection sociale.

2. La pauvreté marginale renvoie au moins autant, dans le débat social, à la question de la pauvreté au sens traditionnel du terme qu’à celle de l’exclusion. Contrairement au cas précédent, ceux que l’on appelle les pauvres ou les exclus forment une petite frange de la population. Ce sont en quelque sorte, dans la conscience collective, les inadaptés de la civilisation moderne, ceux qui n’ont pu suivre le rythme de la croissance et se conformer aux normes imposées par le développement industriel. Même résiduelle, leur situation dérange car elle souligne les « ratés du système » et renforce les « désillusions du progrès » [Aron 1969]. C’est la raison pour laquelle les institutions d’action sociale s’efforcent d’encadrer cette population jugée incapable de s’insérer, tant socialement que professionnellement, sans appui extérieur. Ce type de relation d’interdépendance est fondé sur l’idée que, se maintenant à la périphérie de la société globale, cette minorité n’est pas susceptible de remettre en cause le fonctionnement du système économique et social dans son ensemble. La pauvreté doit être combattue, mais elle ne doit pas accaparer outre mesure l’attention des responsables économiques, politiques ou syndicaux. Le débat social est d’ailleurs organisé, non pas essentiellement autour de cette frange résiduelle de la population, mais surtout autour du « partage des bénéfices » [Darras 1966] entre groupes socioprofessionnels. Le statut social des personnes considérées comme inadaptées est par définition fortement dégradé. L’intervention sociale dont elles font l’objet renforce chez elles le sentiment d’être « en marge » de la société. Stigmatisées, elles ne peuvent pourtant pas vraiment échapper à la tutelle que les professionnels du social exercent sur elles.

Ce type de relation d’interdépendance a plus de chances de se développer dans les sociétés industrielles avancées et en expansion, ce qui leur permet et de limiter l’importance du chômage et de dégager des recettes suffisantes pour garantir à tous, le plus souvent grâce aux conquêtes syndicales, une solide protection sociale. Sans éliminer de façon mécanique les solidarités de proximité (familiales par exemple), l’État-providence, qui assure un rôle de protection généralisé, peut, à la longue, s’y substituer. L’enrichissement général de la société rend aussi ces solidarités primaires moins fondamentales au maintien des équilibres sociaux.

3. La pauvreté disqualifiante renvoie davantage à la question sociale de l’exclusion qu’à celle de la pauvreté proprement dite, bien que les acteurs sociaux continuent à utiliser les deux expressions. Ceux que l’on appelle les pauvres ou les exclus sont de plus en plus nombreux. Ils sont refoulés hors de la sphère productive et deviennent dépendants des institutions d’action sociale, tout en connaissant progressivement plus de difficultés. Il ne s’agit pas, pour la plupart, d’un état de misère stabilisé, se reproduisant d’année en année à l’identique, mais d’un processus pouvant impliquer, au contraire, des variations soudaines dans l’organisation de la vie quotidienne. Même s’il ne faut pas généraliser, comme nous l’avons vu précédemment, il est vrai que toujours plus de personnes sont confrontées à des situations de précarité par rapport à l’emploi susceptibles de se cumuler à plusieurs handicaps : faiblesse du revenu, médiocrité des conditions de logement et de santé, fragilité de la sociabilité familiale et des réseaux sociaux d’aide privée, participation incertaine à toute forme de vie sociale institutionnalisée. La déchéance matérielle, même relative, et la dépendance inéluctable à l’égard des transferts sociaux – et surtout des mécanismes assistanciels – se traduisent chez ceux qui vivent ces situations par le sentiment d’être pris dans un engrenage conduisant à l’inutilité sociale. Leur dévalorisation est d’ailleurs d’autant plus forte que nombre de ces individus n’ont pas connu une enfance misérable, alors que c’est le cas le plus souvent de ceux que l’on juge inadaptés dans le rapport social de la pauvreté marginale.

Contrairement au phénomène de pauvreté marginale, la pauvreté disqualifiante affecte l’ensemble de la société et devient ce que l’on a appelé la « nouvelle question sociale », menaçante pour l’ordre et la cohésion des individus. C’est une relation d’interdépendance entre les pauvres et le reste de la société qui génère une angoisse collective, car de plus en plus de personnes sont considérées comme appartenant à ces catégories, et beaucoup, dont la situation est instable, craignent de le devenir.

Ce type a une probabilité plus élevée de se développer dans les sociétés que l’on pourrait appeler « postindustrielles », notamment dans celles qui sont confrontées à une forte augmentation du chômage et des statuts précaires sur le marché du travail (phénomène en partie lié aux reconversions de l’appareil productif et aux mutations des relations économiques internationales), ce qui se traduit par ce que Robert Castel appelle la « crise de la société salariale » [1995]. Généralement, dans ce type de société, le rôle des solidarités familiales, sans avoir disparu, s’est atténué : loin de corriger les inégalités économiques et sociales, il contribue, en réalité, à les accroître. Par ailleurs, l’économie parallèle est moins développée que dans la pauvreté intégrée pour pouvoir réellement offrir aux plus démunis un système d’activités stabilisé. De ce fait, la dépendance à l’égard des institutions d’action sociale est plus manifeste pour des franges nombreuses de la population.

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Des réalités nationales ou régionales contrastées

Les réalités nationales ou régionales ne correspondent pas, par définition, à ces trois types idéaux. On peut toutefois s’efforcer de les en rapprocher même s’il n’est pas possible, dans le cadre de cet article, de rendre compte de toutes les recherches sur lesquelles se fonde la démonstration.

Il peut sembler aller de soi que le type le plus généralisé aujourd’hui dans les sociétés européennes est celui de la pauvreté disqualifiante. En effet, les deux premiers paraissent, a priori, renvoyer à une époque révolue. On serait même tenté d’y voir les étapes du développement des sociétés modernes, chacune d’entre elles laissant apparaître un rapport spécifique à la pauvreté et à l’exclusion. La pauvreté intégrée caractériserait les sociétés paysannes traditionnelles où les solidarités de proximité remplacent la protection sociale institutionnalisée. La pauvreté marginale aurait trait aux sociétés industrielles avancées ayant mis fin à la question du paupérisme grâce aux performances de l’appareil productif et aux acquis sociaux. La pauvreté disqualifiante se rapprocherait de la phase actuelle du développement de ces sociétés, génératrice de nouveaux dégâts du progrès, non plus essentiellement au sein du monde du travail, mais surtout en dehors de lui. En réalité, ce n’est pas si simple. Si le troisième type de rapport social à la pauvreté et à l’exclusion est bien celui qui mobilise le plus l’attention et risque de se répandre dans tous les pays, les deux autres permettent encore de rendre compte de la situation de certaines réalités nationales ou régionales. Il peut également subsister un décalage entre la réalité d’un phénomène et sa perception sociale. Il est impossible d’examiner ici la situation de chacun des pays européens au regard de ces trois types idéaux. On se contentera d’en donner quelques exemples.

1. Les sociétés européennes proches du premier type. Si l’on prend en compte le seuil usuel de 50 % du revenu moyen national pour définir statistiquement la pauvreté dans chaque pays, il apparaît tout d’abord clairement que les pays économiquement les plus pauvres sont aussi ceux où la proportion de la population située en dessous de ce seuil est la plus forte. En 1993, par exemple, 29 % des ménages sont considérés comme pauvres, selon ce critère, au Portugal, contre 9 % au Danemark et 13 % en Allemagne et en Belgique13. Il convient de souligner qu’il existe parfois de fortes disparités régionales au sein de ces sociétés. En 1993, selon une source italienne, 20 % des familles peuvent être qualifiées de pauvres dans le sud de l’Italie, contre seulement 5,4 % dans le Nord et 7,8 % dans le Centre14. En 1991, en Espagne, sur 43 provinces, 11 ont un pourcentage de familles pauvres (en fonction non plus du seuil des 50 % des dépenses équivalant à la moyenne nationale, mais du seuil de 50 % du revenu familial annuel moyen) allant de 30 à 41, alors que la moyenne nationale se situe à 19,4 % [Juarez ed. 1994 : 315-334]. Ces taux de pauvreté, aussi élevés soient-ils, ne suffisent pas, bien entendu, à caractériser le rapport social à la pauvreté et à l’exclusion. Il est frappant de constater cependant qu’ils s’accompagnent à la fois d’une représentation sociale spécifique de la pauvreté et d’un statut du chômage différent de celui que l’on peut observer dans des régions ou des pays économiquement plus développés.

D’après un sondage effectué dans le cadre de l’Eurobaromètre de 198915, la majorité de la population interrogée dans les pays du Sud voit la pauvreté comme un état permanent et reproductible (Grèce : 65 % ; Portugal : 63 % ; Italie : 55 % ; Espagne : 50 %), alors qu’aux Pays-Bas, 17 % seulement des personnes ont la même opinion, 20 % au Danemark et 24 % en Allemagne. Dans ces pays, la majorité de la population considère, au contraire, que la pauvreté correspond avant tout à une « chute » (les « pauvres » seraient « tombés » dans la pauvreté). Il est clair qu’elle est perçue différemment selon le degré du développement économique. Les représentations collectives recoupent donc, au moins partiellement, les contrastes nationaux observés d’après la mesure statistique de la pauvreté.

Dans ces régions où le taux de pauvreté est élevé, les pauvres ou les chômeurs ne sont pas fortement stigmatisés. L’intégration sociale semble fondée principalement sur l’appartenance au réseau familial. Les plus démunis économiquement n’en sont pas privés, comme c’est souvent le cas en France ou en Grande-Bretagne par exemple. Dans l’analyse statistique effectuée à partir du croisement de plusieurs indicateurs [Paugam 1996], nous avons pu observer une absence de corrélation entre la faiblesse du niveau de vie et la faiblesse de la sociabilité familiale en Espagne et en Italie (le Portugal et la Grèce ne figuraient pas dans l’étude, faute de sources statistiques appropriées). Dans ces pays, les résultats étaient similaires en prenant d’autres indicateurs comme le réseau d’aide privée : les plus pauvres sur le plan économique n’étaient pas démunis de relations et de possibilités d’aides en cas de difficultés.

Dans le sud de l’Italie, on peut parler d’un « socle dur du chômage » [Pugliese 1993 : 147-189] lié au fonctionnement spécifique du marché de l’emploi dans cette région où il existe principalement trois secteurs d’activité : le secteur public, socialement le plus valorisé, le secteur privé, constitué surtout d’entreprises instables où les salaires sont bas et les possibilités de carrière presque nulles et, enfin, le secteur informel. L’idéal pour tout travailleur à la recherche d’un emploi est d’entrer dans le secteur public, d’autant qu’il est possible de concilier cet emploi garanti avec des activités complémentaires dans le secteur informel. Pour obtenir une place dans ce secteur, il est nécessaire d’attendre car les postes offerts sont en nombre insuffisant pour satisfaire la demande. L’accès est, par ailleurs, régulé par des pratiques clientélistes (tout comme l’attribution de pensions d’invalidité). Sachant que le système en vigueur à l’Agence pour l’emploi donne des points supplémentaires à ceux qui y sont inscrits depuis longtemps et qu’il n’est pas impossible que les chômeurs de très longue durée puissent, à la longue, être intégrés au secteur public, beaucoup préfèrent refuser de travailler dans le secteur privé tout en recherchant des compléments de ressources dans le secteur informel [Negri 1998]. Les personnes sans emploi vivent donc, en grande partie, grâce au travail au noir. C’est en ce sens que l’on peut dire que leur pauvreté n’est pas de nature relationnelle et qu’elles restent intégrées au système social dans sa globalité.

Notons, enfin, que le rapport social à la pauvreté que l’on observe dans ces régions est un obstacle à l’élaboration de politiques sociales différentes de celles qui existent déjà. La pauvreté est une composante du système social dans son ensemble et contribue même à sa régulation. Les responsables institutionnels et politiques, concernés par la gestion du système des aides, ont souvent parfaitement intégré les logiques sociales et culturelles de compensation au retrait du marché de l’emploi formel et d’organisation collective face à la pauvreté. Ils connaissent aussi les solidarités familiales, ce qui les conduit à considérer qu’il est inutile d’agir différemment. En Italie, les sociologues critiquent ouvertement cette attitude car ils y voient un prétexte pour ne pas agir (ou plutôt pour continuer à agir sans règles institutionnelles établies). En Espagne, la situation est assez proche, même si le système clientéliste semble moins implanté. Les communautés autonomes qui ont élaboré une politique de revenu minimum ont toutes adopté des principes différents selon les modes de gestion de la pauvreté qui leur ont paru les plus adaptés au contexte social et culturel [Aguilar et al. 1995]. La plupart d’entre elles ont veillé à ne pas dissoudre les solidarités familiales.

Il est possible de voir, dans les exemples que nous venons de prendre, des survivances d’une époque ancienne où la protection sociale était avant tout assurée par les proches dans une économie essentiellement paysanne16. Pour décrire ces sociétés, Henri Mendras a insisté sur les relations sociales qui s’y développent : « Chacun est lié à chacun par une relation bilatérale de connaissance globale et a conscience d’être connu de même façon, et l’ensemble de ces relations forme un groupe ou une collectivité d’interconnaissance. » [1976 : 76] De ce point de vue, il est clair que les sociétés méditerranéennes conservent encore aujourd’hui plusieurs caractéristiques des sociétés paysannes. La société salariale, au sens de l’économie moderne, y est incontestablement moins ordonnée, et le type de développement permet de faire coexister des systèmes productifs et d’échanges, sinon concurrents, du moins contrastés. Cette hétérogénéité pourrait expliquer, au moins partiellement, la raison du maintien de ce rapport social spécifique à la pauvreté et à l’exclusion. Il est même tentant de dire que ces systèmes organisés de résistance à la misère qui subsistent encore aujourd’hui disparaîtraient si le développement économique devenait plus intense dans ces régions. Il convient cependant de souligner qu’ils se sont maintenus en dépit des programmes de développement industriel qui y ont été tentés, du moins dans quelques-unes d’entre elles. Le fonctionnement de l’État-providence et des aides diverses accordées à certaines catégories de la population n’a pas non plus contribué à dissoudre les solidarités de proximité. Il faut donc y voir l’effet d’un système économique et social qui fonctionne comme un tout et dont on peut déjà prévoir la force d’inertie qu’il pourrait opposer, dans l’avenir, à tout projet de réforme.

2. Les sociétés européennes proches du deuxième type. Le type de relation d’interdépendance, que nous avons appelé plus haut la pauvreté marginale, fait penser aux trente glorieuses, notamment en France. C’est au cours de cette période qu’est né le mouvement ATD Quart-Monde dont l’objectif était de défendre la cause des sous-prolétaires, pauvres de génération en génération, dont on ne se souciait guère tant ils semblaient ne représenter qu’un « résidu » de la croissance. Il est vrai que le contexte économique permettait d’être optimiste : le taux de chômage restait insignifiant. Le niveau de vie augmentait rapidement, en particulier à partir des années soixante. Les problèmes de logement, sévères dans les années cinquante, s’atténuaient progressivement. Les données en France ont aujourd’hui considérablement changé et le rapport social à ce problème s’est transformé.

Certains pays européens en restent encore très proches, non pas parce que leur situation économique et sociale n’a pas varié ces dernières années, mais en raison de la stabilité des représentations collectives et des modes d’intervention auprès des populations qu’ils définissent comme « pauvres ».

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Le cas de l’Allemagne est sur ce point très significatif. On ne reviendra pas ici sur le taux de pauvreté économique qui demeure inférieur dans ce pays – tout comme le taux de chômage – à celui de nombreux autres pays européens. Soulignons surtout que la société allemande entretient un rapport social spécifique à ce problème qui s’insère dans le système de valeurs et dans les traditions historiques. Il apparaît tout d’abord que le débat social sur la pauvreté ou l’exclusion y est pratiquement inexistant. L’État allemand a toujours hésité à participer aux différents programmes européens de lutte contre la pauvreté. Il n’a d’ailleurs pas encore donné son accord pour le quatrième programme de ce type proposé par la Commission européenne, ce qui risque d’avoir pour effet de l’annuler. La thèse qui prévaut au ministère des Affaires sociales allemand est que la pauvreté est « combattue » – en particulier grâce à la qualité des institutions d’action sociale et du droit social – et qu’il est, par conséquent, inutile et même néfaste d’en faire un thème central dans le débat social.

Bien entendu, cela ne signifie pas que la pauvreté n’existe pas en Allemagne. Plusieurs chercheurs allemands, économistes et sociologues, étudient ce phénomène à l’université et parfois avec l’appui des organisations caritatives soucieuses de faire entendre, à travers ces recherches, la voix des plus démunis [Hauser 1993]. Le nombre de ces études est toutefois limité. Elles ne sont pas susceptibles de déclencher une réflexion de la société sur elle-même, comme c’est souvent le cas, en France par exemple.

Les représentations de la pauvreté semblent conformes à ce constat. D’après un sondage récent, 50 % des Allemands interrogés considèrent que la pauvreté n’existe plus du tout dans leur pays, 30 % n’ont pas d’opinion et 20 % seulement affirment qu’elle n’a pas encore disparu de façon définitive17. Pour comprendre le sens de ces résultats, il faudrait, bien entendu, procéder à des analyses historiques. Franz Schulteis attribue la spécificité de ce rapport social à la pauvreté à une tradition socioculturelle et à un courant d’idées qui remontent au début des années cinquante lorsque, sous l’effet du « miracle allemand », de nombreux auteurs et responsables politiques ont cru à la fin des inégalités sociales et au dépassement des notions de « classe » et de « pauvreté ». Il s’agirait en quelque sorte d’un refoulement collectif auquel le traumatisme causé par la guerre n’est sans doute pas totalement étranger. Il faut y voir aussi la croyance collective en la force des institutions d’action sociale et le bien-fondé de la législation adoptée au début des années soixante pour garantir à chacun un revenu minimum individualisé. Il est vrai que ce système de protection sociale présente l’avantage de permettre à la fois d’attribuer des droits élémentaires de base à chaque personne en situation de pauvreté et de lui assurer, éventuellement, des aides complémentaires selon ses besoins particuliers.

Les pays scandinaves sont également proches de ce type. Là aussi, il faudrait accorder une attention particulière aux différences sensibles qui existent entre ces pays. On se contentera ici de noter que les notions de pauvreté et d’exclusion ne sont pas placées au cœur du débat social, même si de plus en plus d’auteurs reconnaissent que le « modèle scandinave » rencontre aujourd’hui des limites et que la pauvreté est réelle [Abrahamson 1994]. Nombreux toutefois sont les responsables politiques, notamment parmi les conservateurs et les libéraux, qui cherchent encore à en minimiser l’importance. Tout comme en Allemagne, la pauvreté reste pour beaucoup invisible. Les chercheurs s’accordent, de toute façon, sur le fait qu’elle demeure minoritaire, quel que soit le critère d’évaluation adopté. Un chercheur suédois considère que, dans les années quatre-vingt, une moyenne annuelle de 6 % de la population de son pays dépendait, au moins partiellement, d’une assistance sociale pour survivre et que ce taux, qu’il juge élevé, n’a jamais été supérieur au cours des autres décennies du vingtième siècle [Tham 1990]. On peut parler d’un mode de gestion de la pauvreté inscrit dans la durée et qui conserve une certaine stabilité en dépit des évolutions économiques. Il convient aussi de souligner, à propos de la Suède, la spécificité du mode de gestion de l’emploi qui a pour effet de réduire fortement le chômage. Pour Philippe d’Iribarne, ce pays « n’appartient pas seulement à la grande famille des pays (appelés parfois “corporatistes”), marqués par une recherche de compromis entre groupes, de codétermination, de consensus ». Il s’en distingue « par la force d’une culture agrarienne impliquant à la fois une éthique du travail très stricte et une pression de la communauté sur ses membres. Cette pression paraît beaucoup plus forte que dans les pays dont l’urbanisation est beaucoup plus ancienne, et qui donnent une place tout autre à un individualisme “bourgeois” ». Cette analyse le conduit à l’hypothèse selon laquelle « une société communautaire est beaucoup moins propice à l’existence de marginaux qu’une société plus hiérarchique, qui tolère beaucoup mieux l’existence, sous les yeux des gens “normaux”, de “rebuts de la société”. Elle cherchera plus à intégrer, de gré ou de force, ceux qui tendraient à rester à la traîne » [1990 : 71 sq.]18.

Si le nombre des pauvres est restreint en Allemagne et dans les pays scandinaves, leur statut est fortement dévalorisé. Ils font l’objet d’une intervention sociale individualisée dont les chercheurs soulignent souvent l’effet stigmatisant. Dans les pays où elles restent minoritaires, les populations qui s’adressent au service d’assistance risquent, en effet, d’être perçues comme des « cas sociaux » ou des « rebuts de la société ».

3. Les sociétés européennes proches du troisième type. En dépit de leurs différences, la France et la Grande-Bretagne sont proches du troisième type. Nous avons montré plus haut que la question sociale est formulée de façon différente dans ces deux pays. La vision française s’inscrit sans aucun doute dans la tradition durkheimienne de la solidarité organique jugée nécessaire pour assurer la cohésion sociale, aujourd’hui menacée par la montée de l’exclusion. La vision britannique est fondée sur une conception de la société dans laquelle les individus doivent pouvoir disposer de ressources suffisantes, non pour éviter la marginalisation, mais pour affronter la compétition avec les autres sur un marché ouvert. Dans le premier cas, la société préexiste aux individus et doit se réguler pour permettre le bien-être de chacun et la cohésion de l’ensemble. Dans le second, ce sont les individus qui, en acceptant la logique du marché et de la concurrence, doivent se prendre en charge eux-mêmes pour assurer leur protection, même si l’on s’accorde sur le fait qu’ils doivent être aidés de façon minimale en cas de besoin.

Malgré cette opposition, il est possible de les rapprocher. Dans l’un et l’autre cas, il convient de souligner que la question de la pauvreté renvoie à des débats anciens qui ont structuré les représentations actuelles et les modes d’intervention auprès des populations jugées défavorisées. Les Britanniques ont, depuis le xvie siècle et l’édiction des lois élizabethaines, un système pratiquement national de traitement de la pauvreté [Merrien 1994]. L’abrogation de ces lois et les tentatives de réforme de ce système pour l’adapter aux conditions de la révolution industrielle ont nourri, au xixe siècle, de nombreuses discussions dont il est frappant de constater la proximité des termes avec le débat actuel dans ce pays. Les Français, de leur côté, restent attachés à l’idée d’une dette nationale à l’égard des plus faibles dont on peut trouver l’origine au xviiie, notamment au début de la Révolution française avec l’expérience du Comité de Mendicité. Ce dernier mit, en effet, au premier plan, l’obligation de la collectivité de garantir des moyens d’existence convenables à ceux qui sont tout à la fois dépourvus de ressources, de pouvoir et de statut social. Deux siècles plus tard, le vote de la loi sur le revenu minimum d’insertion fut l’occasion de rappeler ce principe de solidarité nationale19. Ainsi, pour des raisons historiques différentes en France et en Grande-Bretagne, cette question fait, encore aujourd’hui, l’objet de multiples discussions, non seulement parmi les chercheurs, mais aussi parmi les responsables politiques, le plus souvent jugés en fonction des résultats qu’ils obtiennent dans ce domaine de la lutte contre la pauvreté ou l’exclusion.

Les réalités économiques entre les deux pays sont également comparables : une forte dégradation du marché de l’emploi les caractérise ; une précarisation croissante de la main-d’œuvre et une augmentation du chômage semblent avoir des effets sociaux identiques20. On observe, de fait, en France et en Grande-Bretagne, de fortes corrélations entre la précarité de l’emploi (emploi menacé, emploi instable, chômage) et la faiblesse du niveau de vie d’une part, et la faiblesse du réseau d’aide privée, de la sociabilité familiale, de la participation à la vie associative, de l’autre. Plus l’éloignement de la situation idéale de l’emploi stable est important, plus la pauvreté économique, mais aussi et surtout la pauvreté relationnelle, sont grandes [Paugam, Prélis et Zoyem op. cit.]. On sait, par ailleurs, que l’augmentation des allocataires du revenu minimum garanti n’a cessé ces dernières années dans les deux pays. Le pourcentage total de la population dépendant d’un système de garantie de ressources en 1993 était de 10 % environ en France et de 17,4 % en Grande-Bretagne [Evans, Paugam et Prélis 1995]. Des franges de plus en plus nombreuses de la population, y compris des jeunes n’ayant jamais travaillé, sont ainsi refoulées dans la sphère de l’inactivité et de l’assistance. Les taux de sortie de ces systèmes assistanciels restent globalement faibles et, en tout cas, nettement inférieurs aux taux d’entrée.

L’importance que prend ce phénomène en France et en Grande-Bretagne préoccupe fortement les pouvoirs publics, pour des raisons financières tout d’abord car le coût en termes de dépenses sociales est croissant, mais également pour des raisons sociales. Que vont devenir tous ces assistés dont la collectivité, et en particulier le monde du travail, ne sait plus que faire si ce n’est leur permettre de vivre matériellement ? Non seulement l’appareil productif les rejette et leur statut ne peut être, de ce fait, que dégradé, mais leur présence nombreuse affecte le système social dans sa totalité, et son équilibre en est menacé.

Le rapport social à la pauvreté et à l’exclusion procède donc sensiblement des mêmes processus, mais les solutions préconisées diffèrent considérablement. En Grande-Bretagne, cette pauvreté de nature extensive ne se traduit pas par une augmentation des aides à ceux qui en sont touchés. Au contraire, on tente même de diminuer le montant de l’income support pour les inciter davantage à se prendre en charge. Dans ce contexte, les inégalités entre les riches et les pauvres s’accentuent beaucoup [Barclay 1995], et les populations défavorisées dépendant du revenu minimum, dont le statut est déjà dévalorisé, sont souvent soupçonnées de profiter de l’assistance. Le débat social est donc toujours organisé, comme au xixe, autour du possible effet pervers des aides aux pauvres. L’impératif qui semble guider la réflexion des politiques est d’alléger les charges sociales qui pèsent sur les entreprises. Il s’agit avant tout de privilégier la compétitivité de l’appareil productif, ce qui doit conduire, à terme, à créer des emplois et à permettre aux pauvres de cesser d’être dépendants de l’assistance, à condition, bien entendu, que ces derniers soient motivés par la reprise d’une activité. De nombreuses études en Grande-Bretagne sont consacrées aux mécanismes de l’intéressement. Les individus étant supposé être des acteurs rationnels, il convient donc d’élaborer un système d’assistance encourageant ceux qui en bénéficient à un moment donné à rechercher activement un emploi. C’est aussi, au moins partiellement, dans cet esprit que l’on aborde, surtout parmi les conservateurs, la question de l’underclass. Celle-ci renvoie, en effet, à l’idée classique de la welfare class dans laquelle les pauvres sont tombés : seules des politiques d’incitation peuvent les en sortir.

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MessageSujet: Re: Les formes contemporaines de la pauvreté et de l’exclusion .   Les formes contemporaines de la pauvreté et de l’exclusion . EmptyJeu 18 Mai à 17:18

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En France, la question de la pauvreté est appréhendée, non pas sous l’angle de l’underclass, mais à partir d’une réflexion générale sur les mécanismes de la solidarité nationale. L’idée est que la société dans son ensemble est devenue plus fragile. Le débat sur l’exclusion traduit une angoisse collective face au risque de perdre son emploi et ses avantages sociaux. Les responsables politiques ou ceux qui sont chargés de l’action sociale avancent rarement que les pauvres profitent du système d’assistance et qu’il faudrait diminuer les aides pour qu’ils soient davantage motivés à rechercher un emploi, comme c’est le cas en Grande-Bretagne. La pensée la plus courante est qu’il faut augmenter les dépenses sociales au titre de la solidarité. Les personnes qui sont considérées comme pauvres se sentent néanmoins fortement dévalorisées, en particulier au début du processus de disqualification sociale. La référence au modèle de l’intégration par l’emploi est intériorisée par la plupart d’entre elles [Schnapper 1989]. On peut observer des formes de compensation au retrait du marché de l’emploi qui pourraient relever d’une certaine culture du chômage ou de l’assistance, mais elles ne signifient pas une remise en question des valeurs à partir desquelles est organisée la société et n’éliminent pas entièrement, pour les personnes qui en font l’expérience, le sentiment d’être disqualifiées. Elles paraissent surtout nettement moins développées que dans les sociétés méditerranéennes.

La France et la Grande-Bretagne ne sont pas les seuls pays européens qui se rapprochent de ce type. Dans une certaine mesure, la Belgique ou les Pays-Bas en sont également très proches21. On pourrait même dire, puisque ce type de relation d’interdépendance caractérise un processus en cours dont on n’a pas fini d’analyser les effets, qu’il est susceptible de se répandre dans d’autres pays, y compris peut-être bientôt dans ceux qui restent encore proches de celui que nous avons appelé la pauvreté marginale.



Il est frappant de constater que les sociologues adoptent souvent une posture critique à l’égard des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion projetées ou menées dans leur pays. Les sociologues italiens ont tendance à minimiser le rôle des solidarités familiales, en particulier dans le Sud, car ils considèrent qu’il contribue à décharger l’État de ses responsabilités en matière d’action sociale. Les sociologues des pays scandinaves signalent l’effet stigmatisant des interventions sociales auprès des pauvres jugés inadaptés, comme d’ailleurs certains sociologues français des années soixante et soixante-dix le constataient à l’encontre des politiques visant les sous-prolétaires vivant en cités d’urgence. Les sociologues allemands d’aujourd’hui, sensibles à la question des plus démunis, contribuent d’une certaine manière à réfuter les représentations collectives dominantes de la « pauvreté combattue ». Enfin, les sociologues français ou anglais tentent aussi de montrer, par leurs analyses, le décalage entre la réalité de l’exclusion et les politiques sociales. Nous le disions en introduction, la sociologie, sur des sujets aussi sensibles que la pauvreté et l’exclusion, sera toujours partie prenante du débat social et, par conséquent, susceptible de le faire évoluer, mais son rôle ne saurait s’y limiter. Il convient, en effet, de comprendre et de tenter d’expliquer avant tout comment chaque société se régule par le rapport qu’elle instaure entre elle et ses pauvres ou ses exclus.

Dans les sociétés démocratiques, la pauvreté et l’exclusion sont presque inévitablement, et sous des formes variables selon les lieux et les époques, au cœur de la question sociale. La persistance ou le renouvellement des formes de misère font scandale car elles sont contraires à l’idéal proclamé d’égalité des citoyens au regard des droits élémentaires. Le désarroi social face à ce phénomène est d’autant plus grand dans ces sociétés qu’elles ont mis en place progressivement des systèmes de protection sociale dont l’objectif initial pouvait laisser entendre qu’il serait possible d’éradiquer définitivement la misère. Or, si globalement les niveaux de vie n’ont cessé d’augmenter tout au long de ce siècle et si le dénuement total est désormais plus rare, il est clair que des populations sont toujours à l’écart des normes de bien- être et de protection et que l’extrême pauvreté n’a disparu dans aucune de ces sociétés. On pourrait même dire que les inégalités, comme l’avait très bien prévu Raymond Aron [op. cit. : 34], n’ont cessé de se renouveler. Ces dernières peuvent être liées à l’infériorité de certains statuts sociaux, à la dépendance vis-à-vis des services sociaux par exemple, et engendrer au moins autant d’insatisfaction que les formes traditionnelles du dénuement.

La contradiction entre l’idéal égalitaire des sociétés modernes et les inégalités inhérentes au fonctionnement économique du système productif ne peut être totalement surmontée. Elle peut être partiellement réduite par la reconnaissance et l’application concrète de ce qu’on appelle les « droits créances » qui favorisent en particulier les plus démunis en termes économiques et sociaux, mais il apparaît impossible de la supprimer. Cette dialectique entraîne inévitablement des frustrations. Loin de disparaître, ces dernières ne peuvent même qu’augmenter en fonction de la satisfaction progressive des revendications égalitaires et de la diminution des barrières sociales. Chacun aspire désormais à une promotion sociale. De ce fait, les mécanismes sociaux qui contrarient ces projets individuels ou familiaux sont perçus comme injustes et dénoncés comme contraires aux principes des démocraties.

Le débat social apparaît donc inévitable ; bien plus, c’est une condition même du fonctionnement de la société moderne. Il appartient donc aux chercheurs en sciences sociales d’y contribuer sans pour autant se laisser absorber par lui. L’effort de distanciation qui caractérise leur démarche passe par la clarification des concepts et la comparaison entre systèmes culturels et nationaux différents. Leur rôle n’est pas de proposer des solutions aux politiques ; il est plus modestement de leur suggérer de poser les vraies questions et de réfléchir sur le sens, les inconvénients possibles et les antinomies éventuelles des politiques. C’est la raison pour laquelle les concepts issus du débat social, même s’ils sont équivoques, ne peuvent être évacués de la recherche. Ils servent le plus souvent aux chercheurs d’indicateurs d’une réalité qui reste à découvrir. L’exclusion est en cela un objet obscur qu’il faut déconstruire pour lui en substituer d’autres, plus élaborés, fondés sur une ou des traditions de recherche dans des disciplines qui procèdent par accumulation des savoirs. C’est en ce sens que l’exclusion ne peut être pour les chercheurs qu’un concept-horizon. L’analyse des formes élémentaires de la pauvreté en Europe nous a permis de le replacer dans un cadre théorique qui en souligne les limites heuristiques et offre les moyens, du moins espérons-le, de le dépasser.

* Ce texte est une communication orale qui a été présentée le 19 octobre 2000 à la Conférence européenne sur l’exclusion sociale en milieu rural (Clermont-Ferrand). Il reprend les éléments d’un article de controverse publié dans le n° 31 de la revue Genèses.
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FleurOccitane
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Notes

1. Pour une analyse plus détaillée sur ce point, cf. S. Paugam [1997].
2. Voir, par exemple, J. Klanfer [1965].
3. En particulier au moment de la publication du livre de René Lenoir, Les exclus, un français sur dix, Paris, Le Seuil, 1974.
4. On peut évoquer, dans cet esprit, les recherches de J. Labbens [1969] et celles de C. Pétonnet [1968].
5. Les recherches sont nombreuses à partir du début des années quatre-vingt-dix. Citons, à titre d’exemples, R. Castel [1991], S. Paugam [1991], J. Donzelot ed. [1991], G. Férréol ed. [1993], É. Balibar [1992], P. Bourdieu [1993], M. Xibberas [1993], G. Room ed. [1995 : 49-72].
6. Un sondage CSA réalisé en trois vagues (octobre 1993, septembre 1995 et septembre 1996) a révélé à chaque interrogation (auprès d’un échantillon représentatif) que plus d’un Français sur deux a peur de devenir un jour exclu.
7. J’ai essayé de rendre compte de ces travaux dans S. Paugam [1995].
8. Comme relégation, discrimination, marginalisation, disqualification, désaffiliation, désaffection.
9. Notons que ces analyses sont présentées dans L’exclusion. L’état des savoirs, mais M. Messu les a tout simplement ignorées, sans doute parce qu’elles remettaient trop en question la pertinence de ses critiques.
10. M. Messu emploie lui aussi de façon suggestive la notion d’exclusion sociale dans ses travaux, ne fût-ce que pour pouvoir établir une distance par rapport à elle [1989]. Un usage comparable de cette notion est fait par L. Gruel [1985].
11. La traduction française de ce texte est précédée de « Naissance d’une sociologie de la pauvreté » par S. Paugam et F. Schulteis.
12. Cf. tableaux 1 et 2 pp. 82-83.
13. Données issues de la première vague du Panel communautaire des ménages. Cf. Répartition du revenu et pauvreté dans l’Europe des douze en 1993, Luxembourg, Eurostat, « Statistiques en bref. Population et conditions sociales », 1997, n° 6. Pour des données antérieures, cf. La pauvreté en chiffres : l’Europe au début des années quatre-vingt, Luxembourg, Eurostat, 1990. Voir aussi « Inégalités et pauvreté en Europe (1980-1985) », Statistiques rapides. Population et conditions sociales, Eurostat, 1990, n° 7. Pour une analyse de la pauvreté au Portugal, on pourra se reporter à J. Ferreira de Almeida et al. [1992].
14. Cf. Commissione di indagine sulla povertà, La povertà in Italia nel 1993, Rome (Cette commission se réfère au seuil de 50 % des dépenses moyennes et non pas du revenu moyen.). Voir aussi sur la mesure de la pauvreté et les inégalités régionales dans ce pays : G.B. Sgritta et G. Innocenzi [1993].
15. Cf. Commission des communautés européennes, Eurobaromètre, La perception de la pauvreté en Europe en 1989, Bruxelles, mars 1990.
16. R. Castel souligne que « jusqu’à une époque très proche, des communautés rurales vivaient en quasi-autarcie, non seulement économique mais aussi relationnelle, telles des enclaves au sein d’ensembles entraînés par le mouvement de la modernité » [1995 : 35].
17. Cité par F. Schulteis [1996].
18. On trouve une analyse convergente dans P. Guillet de Monthoux [1990].
19. Pour la comparaison des termes entre la période du Comité de Mendicité de 1790 et le débat au Parlement sur le revenu minimum d’insertion en 1988, cf. S. Paugam [1995].
20. En ce qui concerne les travaux récents sur ce sujet, relatifs à la Grande-Bretagne, on pourra lire en particulier : D. Gallie, C. Marsh et C. Vogler, eds. [1994].
21. La stigmatisation des pauvres semble toutefois moins forte aux Pays-Bas qui ont fait le choix de maintenir une forte protection sociale pour les plus défavorisés tout en recherchant des moyens pour mieux les insérer.

Pour citer cet article

Serge Paugam, Les formes contemporaines de la pauvreté et de l’exclusion en Europe, Etudes rurales, Exclusions
http://etudesrurales.revues.org/document70.html

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